Depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, l’organisation sociale a toujours reposé sur un élément de base, qui est le principe d’autorité. Cette autorité est la légitimation dont se parent les gouvernements de toutes natures pour exercer le pouvoir, c’est à dire légiférer et imposer les lois qu’ils édictent. Cette organisation hiérarchisée s’illustre par le schéma classique de la pyramide, le sommet, détenteur de l’autorité, imposant à la base ses décisions par l’intermédiaire de cercles successifs d’agents d’exécution, dont le nombre s’accroît en même temps que décroît le pouvoir au fur et à mesure que ces cercles se rapprochent de la base.
D’où vient cette autorité dont se réclament ceux qui gouvernent pour s’imposer à la masse des gouvernés ? De deux sources très différentes, encore que, souvent, elles se juxtaposent dans un même régime. La première source est le divin. L’autorité est suggérée être “ léguée ” à certains humains par quelque divinité extra-terrestre, inaccessible et incontestable. Il en résulte que ceux qui exercent le pouvoir au nom de cette divinité n’ont de compte à rendre qu’au Dieu lui-même qui leur aurait soi-disant dévolu ladite autorité. Ce sont ou s’était les régimes autocratiques de caractère religieux : théocraties et monarchies absolues. La seconde source est le peuple. Celui-ci est supposé détenir l’autorité, mais, ne pouvant l’exercer dans son ensemble, le délègue par voie d’élection à des représentants qui exercent alors le pouvoir au nom de ceux qui les ont élus, c’est à dire du “ peuple souverain ”. Ce sont les régime démocratiques : monarchies constitutionnelles, républiques, dictatures (les dictateurs se réclament toujours du peuple et, de fait, ils sont souvent hissés au pouvoir par celui-ci).
Cette seconde source peut paraître plus naturelle, et par-là même plus légitime que la première, qui constitue la plus flagrante escroquerie morale que l’histoire est enregistrée. Qu’une divinité existe ou non est ici hors de question. Le seul fait positif est que jamais un dieu réel ou présumé n’a conféré explicitement d’autorité à des humains. Cela apparaît aujourd’hui si évident que l’église elle-même renonce progressivement à avaliser ce mensonge. Et, à part quelques dictatures du type franquiste ou quelques monarchies théocratiques d’Orient, dans tous les pays du monde moderne, les tenant du pouvoir reconnaissent ou proclament détenir l’autorité d’une volonté populaire exprimée par voie d’élections et de plébiscites.
La démocratie semble donc la seule forme d’organisation sociale qui puisse légitimer l’autorité du pouvoir. Je dis : semble, car, en fait, entre la démocratie formelle – théorique – et la réalité des structures qui se réclament de cette forme de gouvernement, existe toujours un fossé, plus ou moins profond, où cette légitimité s’évanouit jusqu’à ne plus devenir qu’un fantôme – rejoignant ainsi le fantôme d’une divinité et le mensonge d’une “ délégation ” de pouvoir accordée par celle-ci.
Pourquoi ? D’abord, parce qu’il y a trop de distance entre l’électeur et l’élu, entre le prétendu dépositaire d’une soi-disant autorité collective et son mandataire, si bien que celui-ci, échappant à un contrôle effectif et permanent, s'approprie des pouvoirs que le vote n’a jamais eut l’intention de lui donner. La démocratie idéale exigerait que l’autorité déléguée aux élus par le peuple souverain soit constamment contrôlée par celui-ci, ce qui, en fait, ôterait toute autorité à l’élu ! Et, par conséquent, lui ôterait sa raison d’être et son utilité. La démocratie idéale est donc une utopie et la démocratie effective une escroquerie qui confère et ne peut que conférer à l’autorité une fausse légitimité.
Mais il est un autre argument qui démontre, non seulement l’illégitimité de toutes délégation d’autorité, mais encore son impossibilité même. En effet, tout être humain, c’est à dire tout citoyen dans une société, n’a et ne peut avoir d’autorité naturelle que sur son propre individu : il ne peut donc déléguer cette autorité à autrui pour l’exercer sur un autre que lui-même. Cet argument ôte toute valeur à une délégation d’autorité exprimée par une prétendue “ volonté populaire ”. Et comme le mythe de la “ volonté divine ” s’évanouit progressivement, on chercherait en vain une source valable de légitimer au principe d’autorité.
Cette démonstration justifie donc le point fondamental de la philosophie anarchiste, à savoir la négation de l’autorité “ déléguée ” à des mandataires comme principe d’organisation sociale et de gouvernement.
Cependant, l’organisation sociale est un fait et une nécessité. Nulle communauté humaine ne peut y échapper, de la plus réduite à la plus vaste. A partir du moment où des êtres humains se rassemblent, quel que soit leur nombre, apparaît immédiatement la nécessité d’ordonner et de coordonner les activités et les fonctions de chacun au sein de cette ensemble. Ces règles, tacites et verbales dans les sociétés primitives, puis codifiées et écrites dans les sociétés les plus évoluées, constituent les structures sociales d’une communauté. Plus l’ensemble est vaste et plus ces structures deviennent à la fois plus nécessaires et plus compliquées.
Il est bien évident qu’elles seront aussi indispensables dans une société libertaire que dans une société autoritaire. Le problème est seulement de les faire dépendre et exister, non du principe d’autorité, autorité qui, on vient de le voir ne peut être déléguée ni par un dieu (et pour cause !) ni par le peuple, mais usurpée au nom de l’un ou de l’autre. Et le seul moyen d’exclure l’autorité des relations sociales est d’appliquer à celle-ci un principe contraire : celui de la liberté, ou, plus exactement, du libre examen.
En d’autres termes, au principe d’autorité, qui confère au mandataire un pouvoir de décision, doit se substituer un principe de liberté, qui ne peut conférer aux élus qu’un pouvoir d’exécution : les décisions sont prisent à la base et exécutées par ceux qu’on nomme à cette effet. Dans ce cas, ce n’est pas l’autorité que possède chaque citoyen d’une communauté qui se trouve être collectivement déléguée à un ou plusieurs représentants – autorité qui ne peut être déléguée, puisque chaque être humain n’a d’autorité légitime que sur lui-même – mais le mandat précis d’exécuter les directives et d’appliquer les décisions prisent en commun.
Il ne s’agit plus alors d’une organisation hiérarchisée – puisque toute délégation d’autorité se trouve exclue. La pyramide (dont il a été question au début de cette article) qui illustre le principe hiérarchique, s’écrase et devient un cercle dont le point central n’est plus qu’un organisme de coordination et d’exécution.
L’idéal serait évidemment des communautés très petites et autonomes, qui permettraient à tous les citoyens de délibérer en commun et d’appliquer les décisions prisent sans intermédiaires. La complexité et l’imbrication des société industrialisées modernes commandent de rejeter cette solution simpliste dans les oubliettes du passé. Il faut donc nécessairement avoir recours à des mandataires élus chargés d’exécuter les décisions prisent à la base. Mais ce mandat d’exécution exclu toute délégation d’autorité, autorité que ne peut être déléguée, mais, je le répète, usurpée, soit au nom d’un illusoire “ divinité ”, soit au nom d’une fausse “ volonté populaire ”.
Ainsi disparaîtra le principe d’autorité et, avec lui, la cascade des fonctions hiérarchisées à tous les degrés de l’organisation sociale. Ainsi naîtra une société d’hommes et de femmes libres, égaux et responsables.
Et ainsi diparaîtra l’Etat, ce monstre assoiffé d’autorité.
Texte écrit par Maurice Fayolle